☻ Vermeer, maître du confinement
Je viens de lire "La jeune-fille à la perle" de Tracy Chevalier (une écrivaine américano-britannique), un livre qui m'a bien plu. C'est l'histoire touchante d'une jeune fille de seize ans, Griet, qui par la force des choses - son père, céramiste à Delft, étant devenu aveugle suite à l'explosion de son four - doit quitter le cocon familial pour aller travailler comme servante dans une maison bourgeoise, celle du peintre Johannes Vermeer.
Nous sommes en 1664, à l'âge d'or de la peinture hollandaise.
Le premier tableau dont il est question dans le livre, c'est Griet qui le découvre dans l'atelier du peintre qu'elle est chargée de nettoyer, en veillant surtout à ne rien déplacer...
"C'était le premier de ses tableaux que je voyais, aussi resterait-il celui dont je me souviendrais le mieux, même parmi ceux dont je suivrais les progrès depuis la pose de la sous-couche jusqu'aux dernières couches.
Une femme se tenait devant une table, elle était tournée vers un miroir accroché au mur de sorte qu'on la voyait de profil. Elle portait une veste de somptueux satin jaune, bordé d'hermine et, selon le goût du jour, un nœud rouge s'épanouissait en cinq boucles sur ses cheveux. Sur la gauche, une fenêtre l'éclairait, la lumière jouait sur son visage, soulignant la courbe délicate de son front et de son nez. Elle passait son collier de perles autour de son cou. Elle le nouait, les mains à hauteur du visage. En extase devant l'image que lui renvoyait le miroir, elle ne semblait pas avoir conscience d'être observée. A l'arrière-plan, sur un mur d'une étincelante blancheur, on apercevait une vieille carte et, dans la pénombre du premier plan, on reconnaissait la table sur laquelle étaient posés la lettre, la houppette et les autres objets que j'avais époussetés."
La Dame au collier de perles (1664)
Plus loin dans le livre, on apprend que Vermeer aurait retiré la carte de son tableau (le peintre a en effet peint plusieurs tableaux d'intérieur comportant des cartes, mais pas celui-là) après utilisation d'une chambre noire servant à mieux voir son sujet : une astuce employée par l'auteure pour nous parler de ce mystère concernant l'extraordinaire luminosité des toiles du grand peintre.
Mais, c'est quoi au juste une chambre noire ?
La chambre noire est l'ancêtre de l'appareil photographique. Grâce à cet instrument, on peut obtenir une image nette d'un objet dont on désire faire le calque. Il s'agit d'une petite boîte dans laquelle la lumière pénètre seulement par un petit trou (le sténopé) et qui est fermée à l'opposé par un papier blanc peu épais ou par un verre dépoli. On peut encore perfectionner cette chambre en utilisant une lentille convertible. L'image est d'autant plus lumineuse que la lentille est plus grande.
Toutefois, même si de grands noms tels que le peintre et photographe David Hockney émettent une telle hypothèse, rien ne peut l'étayer de façon incontestable et l'inventaire détaillé des biens de l'artiste rédigé après sa mort ne comprend pas de chambre noire ni d'autre dispositif similaire.
Le mystère Vermeer reste entier.
Le second tableau que Griet décrit sous la plume de l'écrivaine, c'est pour son père : lui qui ne voit plus, a besoin de tous les détails pour pouvoir l'imaginer.
"La fille du boulanger se tient debout dans un cône de lumière, près d'une fenêtre. Elle est tournée vers nous, mais elle regarde par la fenêtre à sa droite. Elle porte un corselet de soie et de velours, une jupe bleu foncé et une coiffe blanche qui se termine par deux pointes sous son menton. Si vous regardez cette coiffe un moment, vous vous apercevez qu'il ne l'a pas peinte vraiment blanche mais bleu, violet et jaune. Elle est peinte d'une multitude de couleurs, mais quand vous la regardez, vous avez l'impression qu'elle est blanche. D'une main elle tient une aiguière en étain posée sur une table et de l'autre elle tient la fenêtre entrouverte. Elle est sur le point de saisir l'aiguière et d'en verser l'eau par la fenêtre, mais son geste reste en suspens, soit qu'elle s'abandonne à sa rêverie, soit qu'elle regarde par la fenêtre."
Il s'agit de "La jeune femme à l'aiguière" qui a été peint en 1658.
Plus tard, on apprend que Van Ruijden, le mécène de Vermeer, désire se faire représenter dans un tableau du maître (c'est la version du livre) : le décor sera celui d'un salon de musique.
"Au cours des jours suivants, il travailla à la composition du tableau. Il disposa une table et des chaises, souleva le couvercle de l'instrument, décoré d'un paysage de rochers et d'arbres avec un effet de ciel. Il recouvrit d'une nappe la table au premier plan et plaça la viole de gambe au-dessous de celle-ci."
"Le concert" (1663-1666)
Dans son livre, Tracy Chevalier donne à son héroïne une place de choix dans la peinture du maître, celui de tenir le rôle de "La jeune fille à la perle" (peint vers 1665) qui donne son titre au roman : une idée qu'elle fait endosser à Van Ruijden, ce coureur de jupons qui, s'il ne peut pas posséder Griet, a néanmoins choisi d'en posséder le portrait !
L'histoire ne dit pas qui en a été le réel commanditaire...
Lors d'une visite à ses parents, on assiste à ce dialogue entre Griet et son père.
"Tu sens l'huile de lin". "Mon père semblait déconcerté. Il doutait que le simple ménage d'un atelier d'artiste pût imprégner mes vêtements, ma peau, mes cheveux de cette odeur. Et il avait raison. Devinait-il que l'huile se trouvait à présent dans la chambre où je dormais, que je posais durant des heures, absorbant ses effluves ? Oui, il le devinait, mais il n'aurait pu l'affirmer. Sa cécité le privait de sa belle assurance, il se méfiait de ses pensées."
L'auteur nous raconte ensuite comment le peintre s'y prend pour inciter Griet à retirer sa coiffe. Il semble en effet qu'à cette époque seules les prostituées laissent voir leurs cheveux.
"Fouillant dans toutes ces étoffes, il en sortit une bande longue et étroite d'étoffe bleue."
"Je voudrais malgré tout que vous essayiez ceci."
Je regardai le tissu.
"Il n'y en a pas asez pour me couvrir la tête."
"Alors, prenez aussi ce morceau-là."
Il ramassa un bout de tissu jaune bordé du même bleu et me le tendit.
...
"Bien, dit-il alors. C'est parfait, Griet. Parfait."
Je trouve formidable le don qu'ont ces romanciers pour réinventer l'histoire !
Ce tableau était différent de ses autres toiles. Seules y figuraient ma tête et mes épaules, sans table ni rideaux, ni fenêtres, ni houppette pour adoucir l'ensemble et disperser l'attention. Il m'avait représentée avec les yeux grands ouverts. La lumière tombait sur mon visage, en laissant le côté gauche dans l'ombre. Je portais du bleu, du jaune et du marron. Avec le bout d'étoffe autour de ma tête, je ne me ressemblais plus mais ressemblais à une autre Griet venue d'une autre ville, et, qui sait, d'un autre pays. Le fond noir donnait l'impression que j'étais seule, même si, de toute évidence, je regardais quelqu'un. J'avais l'air d'attendre un événement dont je doutais qu'il arrivât jamais.
Il avait raison, le tableau satisferait peut-être Van Ruijden, mais il y manquait quelque chose. Je compris avant lui ce qu'il y manquait. Percevant ce qui faisait défaut, cette petite touche de lumière dont il s'était servi pour aguicher l'œil dans d'autres toiles, je frissonnai. Et ce sera la fin, me dis-je. Je ne me trompais pas.
L'auteur donne ici une explication à l'ajout de la boucle d'oreille qui illumine effectivement le visage de la jeune fille à la perle.
"Monsieur, commençais-je en m'agrippant bien fort à la sculpture dure, inexpressive. Je ne peux pas faire ça. - Faire quoi, Griet ?" Son étonnement était sincère.
"Ce que vous allez me demander de faire. Je ne peux pas en porter. Une servante, ça ne porte pas de perles." Il me fixa du regard un long moment, puis il secoua plusieurs fois la tête. "Vous êtes vraiment imprévisible ! Vous n'avez pas fini de me surprendre." "Vous savez que ce tableau a besoin de cette lumière que reflète la perle. Elle le complète", murmura-t-il.
Ce que l'auteur ajoute dans son roman, c'est que son héroïne, Griet, n'a pas les oreilles percées... Cette bande-annonce du film montre justement l'épisode des boucles d'oreilles : il est très bien interprété par Scarlett Johansson, l'actrice américano-danoise. On y sent bien l'ambiguïté des relations entre le maître (joué par Colin Firth) et son modèle qu'évoque Tracy Chevalier dans son livre.
La jeune fille à la perle (vers 1665)
Un joli livre
J'adore voyager dans l'histoire grâce à la littérature et à la peinture et quand c'est celle de Vermeer, c'est le top !